Histoire des Sciences et techniques de la mer et du littoral aux XIXe et XXe siècle : La poursuite de la Conquista et la violente fabrique de l'environnement marin

Au XIXe siècle, se constitue, s'institutionnalise et s'internationalise ce que les naturalistes commencent à appeler entre 1876 et 1883 l'Océanographie (un terme auquel on préférera l'expression parfois controversée de « sciences et techniques de la mer » ou STM).
 
Cet ensemble – « intégratif » selon ses acteurs – naît au niveau mondial dans des cadres  épistémologiques, politiques, sociaux, économiques et idéologiques singuliers. Durant la période qui succède aux deux grandes Révolutions Atlantiques, parallèle à la première révolution industrieuse et la fin du premier Empire, les questionnements des savants s'intéressant à la mer et au littoral changent radicalement. Hydrographes, naturalistes, ingénieurs : ils se prétendent maintenant capables de maîtriser cet univers hostile. Sous l'effet d'une démographie en progression constante, les zones géographiques de surdéveloppement  industriel (Grande-Bretagne, Pays-Bas, Prusse, France, USA) se littoralisent : aménagements des côtes, usages, transports, assurances, pêches, aquicultures, mais aussi comportements et représentations. toutes les relations entre la mer, le littoral et les vainqueurs de la Question sociale – classes possédantes et industrielles, conservatrices ou libérales, mais aussi catégories sociales et professions ralliées : ingénieurs et autres « experts » dont font partie ceux qu'on appellera fin XIXe les scientifiques - se modifient radicalement. Entre 1815 et la fin des années 1840, en plus de la conquête des dernières continents, des montagnes, de la nuit, c'est la conquête des ressources de la mer et des grands fonds qu'ils se proposent d'intensifier. Durant cette période se déroule la phase technique et scientifique de littoralisation de la Conquista – ou marche violente du monde moderne depuis la re-découverte des Amériques par les Européens. Les environnements marins et littoraux en sortent irrémédiablement changés : anthropisés. Pour en illustrer la violence et la rapidité, nous parlons de leur fabrique. Et au cœur de ce processus s'amplifie la pollution des eaux (continentales et marines). Des soi disant « conséquences du Progrès » très vite repérées, dénoncées et déniées.

    La phase suivante de l'histoire des STM, en regard de certains découpages chronologiques du long XIXe devenus classiques, débute avec les années 1850. Les puissances d'argent, rassurées après l'écrasement de la révolution des peuples en 1848, investissent le littoral et dans l'océan. Assistées par les gouvernements et leurs marines nationales, par leurs lois, règlements et institutions savantes (qui doivent assurer le Progrès des sociétés et la bonne marche du commerce), les puissances d'argent entrent en mer. Elles vont dès lors chercher à en marchandiser les communs les uns après les autres, à les privatiser ou à défaut les nationaliser pour en tirer bénéfices. Les savants jouent alors le rôle d'experts : dans l'amélioration des pêches et des aquicultures, dans l'inventaire des espèces économiquement intéressantes, dans la fabrication et la pose des câbles sous-marins (liés au mobilité de l'argent et au contrôle militaire), dans la compréhension des courants et de la météorologie marine, dans la coopération technique maritime... Tous ces aspects sont liés à la marchandisation du monde qui annonce la phase suivante : celle des prétentions impérialistes des zones mondiales industrialisées sur les autres immenses parties du monde.

    Ces prétentions guideront la violente colonisation des continents non encore européanisés de 1870 à la fin de la Guerre de trente ans (1914-1945), et la conquête symbolique des pôles, en attendant la colonisation sous-marine. Elles entraîneront aussi une redéfinition des atteintes à la qualité des eaux et donc de la pollution (qui prend son sens contemporain durant les années autour de la charnière 1870). Après une seule aventure réellement internationale durant le XIXe – la croisade magnétique - les grandes expéditions marines nationales reprennent. Les Britanniques relancent ce type de compétition avec l'expédition la plus médiatisée et populaire de l'histoire : l'expédition du HSM Challenger en 1872. Mais les littoraux sont eux aussi directement visés par les scientifiques : débute dès 1870, en France, en Italie et en Prusse, la multiplication des stations marines et des équipes de recherche tournées vers la mer, son fonctionnement, ses ressources (Roscoff, Naples, Kiel, Plymouth). Les États-nations se font concurrence pour mieux maîtriser les mers : Russie, Danemark, USA, Japon, Portugal participent à la course. Et dans le même temps, les crises liées à la surpêche contribuent à relancer la coopération scientifique. Elle aboutit à la création de la Commission Internationale pour l'Exploitation de la mer (1902) qui associe les pays de l'Atlantique nord. Mais la dynamique de la Conquista se prolonge : la  colonisation sous-marine, fantasmée à la fin du XIXe dans la littérature scientifique et fictionnelle, débute dans les années 1930 avant de perdre de son attrait dans les années 1960 quand elle est distancée par la colonisation concurrente (et quant à elle effectivement menée) : celle de l'espace.

    Depuis 1945, l'histoire des STM coïncident plus que jamais avec idéologie du développement économique, productivisme et extractivisme, intérêts géostratégiques et militaires, recherche et exploitation de sources d'énergie, de matières premières et de « bioressources ». Quant aux pollutions aquatiques, malgré les travaux des médecins, des chimistes et des naturalistes dès les années 1860, malgré les réglementations nationales (parfois multiséculaires et qui augmentent considérablement dès les années 1850), malgré la première conférence internationale sur la pollution des eaux navigables en 1926, elles ne font qu'exploser. Elles illustrent a contrario l'impossibilité de nos sociétés d'enrayer la Conquista, et la violente fabrique de notre environnement anthropisé.



Publications récentes :
  • LE GOÏC, J., CAM, M.-T., FERRIÈRE, H., 2020, « Deux animaux marins en quête d’identité : rota (Pline, Histoire naturelle 9 et 32) et τροχός (Élien, Personnalité des animaux 13.20) », Anthropozoologica, vol. 55, n°2, p. 21-48. http://anthropozoologica.com/55/2anthropozoologica
  • FERRIÈRE, H., PRIMA, V., 2018, « La culture du Wakame en France : diffusion des savoirs et multiplicité des acteurs dans une controverse scientifique autour d'une ressource marine végétale », Revue d’histoire maritime, vol. 24 (Gestion et exploitation des ressources marines de l’époque moderne à nos jours), p.113-126.
  • FERRIÈRE, H., 2018, « 51 ans après l’échouage du Torrey Canyon et quarante ans après la catastrophe de l'Amoco Cadiz : l’occasion de revenir sur un « quiproquo » dramatique et de raconter la première période de l’histoire des pollutions marines par le pétrole (de 1859 à 1900) », Penn Ar Bed (Revue naturaliste de Bretagne vivante), n° 230, p. 1-14.
  • FERRIERE, H., 2017, « Un océan pollué mais aussi source de santé ? Les singulières thématiques de recherche du Centre d'études et de recherches d'océanographie médicale dans les années 1960-1970  », dans Pour mémoire, La revue du Comité d’histoire, n° Hors Série, hiver 2017, “Santé et environnement”, La Défense : Revue des Ministères de l’Environnement, de l’énergie et de la mer, du Logement et de l’habitat durable, p. 46-58.
  • FERRIÈRE, H., 2015, « Pollutions aux hydrocarbures et développement des recherches océanographiques dans les années 1960 : le choix de l'état français entre Atlantique et Méditerranée », dans CENTEMERI, L. et DAUMALIN, X. (éds), Pollutions industrielles et espaces méditerranéens XVIIe-XXIe siècles,  Marseille : M.M.S.H., p. 165-180.  










 
Mis à jour le 13 février 2020.